Le sentier des "Borracheiros"

Dimanche 26 mai 2013

N'ayant compté que sur moi pour m'alimenter le matin lors d'un récent voyage en solo, je n'avais pas du tout pensé qu'un hôtel "standard" pourrait proposer un petit-déjeuner inclus dans la prestation. Aussi ce matin ai-je une belle surprise lorsque, à l'initiative de Laëtitia, nous aboutissons devant un buffet royal. Je craque notamment sur les croissants trop bons et sur les fruits. La journée démarre au top !

Nous partons ensuite pour le terminal de bus où nous embarquons à 8h15 en direction de Baia d'Abra. En ce dimanche matin, partir tôt va être un sacré avantage. Notre véhicule gagne les hauteurs de notre vallée, passe devant la zone portuaire de Caniçal et une colline de panneaux solaires avant de laisser sur notre droite Prainha, une cité-forteresse dans laquelle doivent se retrancher des familles particulièrement aisées. La localité est en effet ceinte d'une clôture parfois d'un mur et est gardée. Une prison dorée à laquelle ne manquent que des miradors.

Au bout de la route, le bus nous dépose sur un parking quasi-désert : le point de départ de notre randonnée. Seules deux voitures sont stationnées à cet endroit. Nous partons sur une piste et descendons un petit escalier prenant en pleine face de puissantes bourrasques chargées d'iode. Ca fait du bien de pouvoir enfin marcher ! L'itinéraire est très bien tracé et ménage de magnifiques panoramas dans un paysage ondulé et sculpté par les éléments. Cette pointe São Lourenço est tout en contraste avec le reste de l'île : ici tout est sec et rocheux même si un tapis vert recouvre le sol; ce n'est pas l'exubérance des autres coins. Un peintre semble avoir fait un large usage de toute sa palette de couleurs pour brosser sur sa toile un décor témoignant du passé volcanique de l'île. A notre droite s'ouvre la baie d'Abra que nous allons longuement contourner. Quelques cercles correspondant à des élevages piscicoles sont posés sur l'eau ridée par les rafales. Au loin, un rocher percé et proéminent, le "Morro do Furado", domine les flots et fixe la limite géographique de cette anse. C'est également l'aboutissement de cette première balade.

La pointe étant effilée, le tracé serpente souvent entre la côte nord exposée aux vents qui nous ébouriffent sans pitié et la côte sud plus abritée par le relief. A l'approche d'un point de vue, nous croisons trois personnes en balade, probables propriétaires des voitures susmentionnées. A présent, le sentier se déroule vers l'horizon, nous invitant à progresser pour profiter de cette presqu'île qui s'offre à nous et que nous sommes désormais seuls à arpenter. Privilège qui rappelle celui de Rathlin il y a environ un an. Au bas de falaises plongeantes, les vagues viennent éclater, furieuses, contre des récifs éparpillés. Après une nouvelle montée, nous aboutissons au pont naturel qui m'avait impressionné hier avant l'atterrissage. Vu du sol, la perspective est toute autre et le passage large, peu propice aux vertiges même pour les sujets qui peuvent en souffrir. En outre, des câbles sécurisent considérablement le passage. Au sortir de celui-ci nous découvrons la Casa do Sardinha, refuge qu'un ranger qui nous dépasse à l'instant s'apprête à aller ouvrir. Il est entouré de dattiers qui dénotent un peu dans ce paysage caractérisé par l'horizontalité. Dans cet abri, une petite exposition sur la faune, la flore et la géologie des lieux ainsi qu'une mini-boutique souvenir.

Non rassasiés par notre mise en jambe, nous poursuivons par une ultime montée jusqu'au Morro do Furado déjà évoqué. De part et d'autre de la piste, d'abord une roche friable semblable au tuf mais de couleur plus criarde puis du basalte dont la surface semble couverte de vagues. Ultimes efforts pour bénéficier sur un point de vue d'ensemble, sentinelles devant l'immensité. Devant nous, la partie de la pointe São Lourenço totalement protégée et donc inaccessible aux promeneurs. Au large sur notre gauche, l'île de Porto Santo dont on devine le profil. Derrière nous, l'itinéraire coloré que nous venons de parcourir et qui nous éclabousse de sa beauté. Enfin sur la droite, la baie d'Abra en premier plan, Machico et l'aéroport de Funchal avançant sur les eaux en toile de fond. Seuls les sommets restent cachés dans leur voile nuageux solidement accroché, avertissement pour les jours à venir que la partie n'est pas encore gagnée.

Demi-tour. La première partie du chemin est différente car autour de la casa do Sardinha le sentier décrit une large boucle. Voyant débarquer des escarmouches formées par des groupes de trekkeurs d'agences d'aventure, nous filons vers la mer pour aller apprécier sa température. Nous regagnons ensuite l'itinéraire de l'aller que Bison Futé aurait qualifié de "rouge" ou de "noir" : sur 4 kilomètres, c'est une file quasi-ininterrompue de touristes allemands et français qui avancent sur nos traces dans un brouhaha à en saouler jusqu'aux mouettes. Heureux soit le randonneur qui part de bon matin, sur la piste l'attendent moins de chagrins !

Revenus au parking, nos surprenons les chauffeurs de bus en pleine pause. Ne souhaitant pas être dérangés dans l'immédiat, nous sommes invités, d'un revers de la main, à patienter une quinzaine de minutes. Nous nous installons donc sur une terrasse naturelle face à la mer pour admirer le paysage, l'espoir des goélands qui souhaitent récupérer un apéro de la part de ces deux étranges créatures tout juste posées sur l'herbe ou le ballet des bourdons butinant un arbuste à nos pieds. A 11h55, nous embarquons toujours avec un soupçon d'avance pour retourner vers Machico. Cette fois nous descendons sur les hauteurs de la ville juste après le tunnel. Un petit coup de "Google Maps/Streets" juste avant de partir m'a en effet permis de repérer le départ de la randonnée et son positionnement par rapport à l'arrêt de bus. Outil puissant que je n'avais jamais utilisé pour préparer mes voyages avant cette année mais qui se révèle une mine d'informations incontournables pour localiser gares routières ou arrêts de bus quand les sites traditionnels restent désespérément muets sur le sujet. Un gain de temps surtout qu'à Madère ces renseignements sont indispensables vu le maillage des transports en commun.

Le début de cet itinéraire s'effectue en bordure d'habitations en suivant une levada. Ce terme désigne les canaux d'irrigation qui traversent toute l'île. Leur réseau s'étend au total sur plus de 2000 kilomètres et emprunte les passages les plus improbables comme les flancs de falaises. Pour les construire, les ouvriers travaillaient suspendus sur des paniers en osier ! Elaborés dès le 15ème siècle, ils ont permis de développer l'exploitation de plantations de canne à sucre et la vigne. D'ailleurs, le sentier sur lequel nous nous engageons à présent a longtemps permis de transporter le vin dans des outres en peaux de chèvres entre Machico et Porto da Cruz. Les porteurs étaient désignés par le terme de "Borracheiros" d'où le nom de cet article. Dans ces conduits à l'air libre, l'eau s'écoule à une vitesse impressionnante malgré la faible pente. Je serais curieux de voir la capacité du "réservoir" qui les alimente.

Sur notre gauche s'ouvre un balcon quasi-permanent sur la vallée de Machico. A son extrémité, des terrasses cultivées succèdent aux habitats. La végétation est largement constituée de mimosas qui déploient leurs fleurs jaunes. Après une quarantaine de minutes de marche, nous sommes à l'affut d'une "maison au toit rouge" car le guide indique qu'il faudra alors emprunter un sentier montant pour continuer sur la bonne voie. En voici une justement ! Nous montons l'escalier aux marches irrégulières et tombons chez un particulier qui, habitué à cette méprise, nous remet aimablement dans le droit chemin avant même que nous n'ayons pu émettre le moindre son. Nous en rigolons tous les trois et repartons à la recherche du prochain toit rouge. Cette fois-ci est la bonne : nous la tenons !

La montée se fait plus raide et pénètre dans une petite vallée agréable, à l'abri de toute agitation. Séduits, nous posons nos sacs sur un éperon rocheux au-dessus du sentier pour pique-niquer tranquillement. De temps à autre passent sous notre nez quelques poignées d'individuels empruntant le même itinéraire. Rien à voir cependant avec la colonne de ce matin. En repartant, le col n'est plus très loin. Il se nomme Boca do Risco qui se traduit par "ouverture dangereuse" car une fois franchi, les falaises plongent rapidement dans les eaux fraiches de l'Atlantique. Le sentier, souvent protégé par des arbustes, bruyères et chardons plantés par les ouvriers, donne parfois directement sur un à-pic possiblement vertigineux de 300m de hauteur. Sa largeur excède rarement les deux mètres. Le passage d'Espigão Amarelo peut être le plus difficile à négocier car il n'y a aucun câble auquel s'accrocher. Mais ce balcon aménagé offre une très belle vue sur la pointe São Lourenço que nous avons foulée ce matin et sur un littoral bien découpé. A la sortie d'un virage adoptant la forme de la falaise, nous apercevons notre destination : Porto da Cruz.

A quelques dizaines de minutes de là, nous retrouvons la route carrossable. Nous ne tardons pas à croiser une voiture rouge qui s'arrête à notre hauteur. La vitre s'ouvre sur un couple de personnes âgées en balade dominicale. Le monsieur qui a vécu en France il y a 28 ans nous fait un brin de causette pour s'enquérir de notre parcours et nous parler de sa vie. Il est gérant du supermarché du village où nous allons dormir et a habité le Tarn et Garonne dont il nous vante les mérites. Nos chemins se séparent puisqu'eux montent sur les hauteurs pour apprécier la vue. Mais peu de temps après, il nous klaxonnera depuis l'autre côté de la vallée, salutations auxquelles je répondrai par de grands moulinets de bras

Pendant ce temps, l'intuition de Laëtitia nous a permis d'emprunter un sentier agréable le long d'une mini-levada et sur les flancs d'une immense butte de terre. Des villageoises refont le monde assises là, à l'écart du passage. L'obstacle naturel contourné, nous descendons en direction d'une mer agitée pour rejoindre l'étape du jour. D'énormes vagues de plusieurs mètres s'écrasent sur la digue dans des gerbes d'écume et un grondement furieux. De l'autre côté de la piste, à main gauche, un espace plus plan s'ouvre et abrite le bas de la localité qui vient côtoyer la mer. Des allures de port de pêche mais protégé derrière une haute digue et une piscine d'eau de mer contre laquelle viennent éclater les rouleaux. Sur ses bords, une poignée de pêcheurs défient les éléments pour un résultat probablement maigre.

Bien aidés par un plan que j'avais imprimé avant de partir, nous trouvons aisément l'auberge. Le gérant nous fait faire le tour du propriétaire et nous laisse en compagnie d'un couple d'espagnols et d'un allemand. Cependant, malgré la distance déjà couverte, nous jugeons prudent de partir en repérage pour localiser l'arrêt de bus du lendemain plutôt que de nous abandonner au confort. 1,3km de montée à près de 10%. La route serpente entre les habitations et les plantations avec une bonne odeur de campagne sur la fin. "Tout est bon dans le cochon" qu'ils disaient !

A la redescente, Laëtitia décide de rentrer pour se consacrer un peu à des loisirs tandis que je prolonge encore la marche par un ultime tour du bas du bourg. Une statue rend justement hommage à ces "borracheiros" sur les traces desquels nous avons évolué ces dernières heures. Je croiserai également un peu plus loin une coopérative de mise en tonneaux. Aujourd'hui fermée, cette industrie devait occuper une large main d'oeuvre il n'y a pas si longtemps. Enfin, j'effectue la circumambulation d'un tertre sur lequel est planté le vestige d'un fort. Ce tracé offre une nouvelle fois une vision ravissante sur les falaises déchiquetées jusqu'à la pointe São Lourenço tandis que des nuages menaçants descendent des hauteurs.

Voilà une journée bien remplie et très réussie. D'emblée nous avons retrouvé des automatismes et une parfaite entente qui peut se passer de mots tant la synchronisation est bonne. Je ne parle pas plus de la motivation qui nous a permis de couvrir à peine moins d'une trentaine de bornes dans des paysages radicalement différents entre ce matin et cette après-midi. Notre journée se termine par une petite partie d'échecs avant un repos bien mérité.

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